Vouloir un enfant ?
Désir de famille et clinique des filiations
Pipol 10 – Bruxelles, 3 & 4 juillet 2021
Dès 1938 Jacques Lacan pose la famille humaine comme une institution[1]. Les tentatives forcenées de la réduire à un fait biologique relève d’une cause perdue visant à protéger l’ordre naturel du réel, particulièrement dans les questions de reproduction et de sexualité. L’illusion d’une prétendue famille naturelle a volé en éclats depuis que la science a touché à la nature et que le réel s’en est échappé, provoquant un grand désordre dans les structures traditionnelles de l’expérience humaine. C’est sur fond de ces impasses croissantes que Jacques-Alain Miller appelait en 2012 à une mise à jour de notre pratique analytique[2].
Les interventions de la technologie sur le vivant ont ainsi produit « des disruptions de plus en plus nombreuses et surprenantes dans les champs de la procréation, du genre et de la filiation »[3] nous mettant « en présence d’une fragmentation de la substance biogénétique de la parenté »[4]. Vouloir un enfant confine à la revendication d’obtenir du marché un produit disponible grâce à la science. Le diagnostic pré-implantatoire ouvre la porte à un déséquilibre démographique sans précédent quant au choix du sexe, voire aux pires tentations d’eugénisme. Le commerce de la conception appelle une régulation. A la grande variété culturelle des systèmes de parenté repérés par l’anthropologie se substitue la diversité « des lois qui déterminent les faits de la nature propre à spécifier les relations de parenté »[5]. Comme psychanalystes nous ne pouvons dénier ce réel hors nature car « le refus d’accueillir ce fait dans le symbolique nous le renverra dans le réel de façon beaucoup plus menaçante »[6].
Pour Freud le désir d’enfant vient à la femme comme compensation phallique de ce qu’elle n’a pu obtenir de son père. L’équivalence symbolique enfant-phallus installe ainsi la progéniture comme substitut de l’objet perdu du désir. C’est le cas le plus ouvert à nos interventions, relevait le Dr Lacan dans sa note[7], lorsque l’enfant ne vient pas saturer le mode de manque où se spécifie le désir du parent. Mais l’arraisonnement de la procréation par la technique dévoile toujours plus ce que la nature recouvrait pudiquement, « la fausse évidence du lien naturel et de l’universel du désir d’enfant »[8]. Ce que révèle la psychanalyse lacanienne c’est que le désir vient habiller un vouloir jouir particulier, ici de l’enfant. Même si les vieux discours continuent de soutenir qu’il ne faut pas toucher à la reproduction, à la sexualité ou à la famille au nom d’un dieu-père, ces tentatives de brider ainsi la jouissance ne résisteront pas à la reconfiguration du désir à l’œuvre dans des formes d’alliances inédites. Néanmoins « si la psychanalyse ne peut être l’instrument d’un conservatisme social […], elle ne peut souscrire à toutes les aberrations du désir »[9]. Le psychanalyste soutient la nécessité d’un désir incarné qui se révèle dans les soins particularisés du parentage – terme plus ajusté à notre époque que celui de maternage – noué à une formation humaine opérant un frein sur la jouissance[10]. Cette formation s’incarne aujourd’hui dans la notion de famille plus que dans celle d’un dieu-père. C’est une famille résidu, contraction de toute les formes de familles inventées au cours des siècles qui « met en valeur l’irréductible d’une transmission […] impliquant la relation à un désir qui ne soit pas anonyme »[11]. Il y a près d’un siècle Lacan relevait déjà que cette famille nucléaire ne dépendait pas des formes de parenté mais bien d’alliance[12]. Nous aurons à explorer les nouvelles formes d’alliances afin d’y déceler l’impossible qui en chaque cas en constitue le socle symptomatique. Nous aurons aussi à explorer la façon dont les noms de père et de mère se trouvent aujourd’hui remaniés dans le monde du contrat qui ne connaît pas de limite[13]. « Devant ces remaniements très rapides de l’usage des noms, la psychanalyse et son discours sur le père et la mère, est convoquée à divers titres »[14], relève à son tour Éric Laurent. La parenté se trouve ainsi prise dans un relativisme vertigineux car définie comme un système juridique séparé de toute tradition historique. Ce recours croissant à la reconnaissance par la loi, là où la reconnaissance symbolique fait défaut, nous conduit à un monde de normes disjoint d’un opérateur désirant incarné. Ce qui nous retiendra dès lors au premier plan sont les usages des noms de la parenté propres à chacun pour se construire comme être sexué. Le néologisme de parentalité témoigne de cette mutation, « signifiant unique qui vient remplacer père et mère, elle appartient à l’époque des uns disjoints et épars »[15].
Avoir un enfant offre au parent « l’objet même de son existence apparaissant dans le réel »[16] qui appelle en creux le maintien d’une conversation permanente pour s’assurer de la multiplication des opérateurs susceptibles d’incarner un désir réfrénant la jouissance.
Le point d’interrogation de notre titre interroge le vouloir en jeu dans la procréation. L’accent mis sur le désir de famille indique qu’on ne fait jamais un enfant tout seul, que sa venue s’inscrit nécessairement dans la pratique de lalangue où il échoit. C’est à partir de ce plongement dans le langage que le parlêtre interrogera rétroactivement la place à laquelle il est venu se loger dans la filiation.
Qu’il soit issu d’un don d’ovules, de la cryoconservation de gamètes, de zygotes ou d’embryons, éventuellement avant un changement de sexe, d’une gestation pour autrui, d’un don d’utérus, d’une sélection prédictive d’embryons ou d’une simple relation sexuelle, l’être de vivant qui en résulte portera toujours l’empreinte du signe qui le vit naître comme corps parlant, énigme de sa venue au monde, mystère de l’union de la parole et du corps[17], « faille du réel qu’aucune ingénierie biotechnologique ne saurait combler »[18]. C’est ce mystère que Pipol 10 s’emploiera à élucider, à partir de la parole analysante qui seule permettra d’opérer un aggiornamento des Complexes familiaux au XXIè siècle !
Dominique Holvoet
[1] Lacan J., « Les Complexes familiaux », Autres Ecrits, Paris, Seuil, 2001, p. 24.
[2] Miller J-A, « Le réel au XXIè siècle, présentation du thème du IXè Congrès de l’AMP », La Cause du désir, 82, 2012, p. 90.
[3] Ansermet F, Prédire l’enfant, Paris, PUF, 2019, p. 10.
[4] Palomera V, « Comment le droit reconfigure les paternités », Mental, 18, 2006, p. 125.
[5] Palomera V, « Comment le droit reconfigure les paternités », Mental, 18, 2006, p. 126.
[6] Miller J-A, Audition de M. Jacques-Alain Miller au Sénat concernant l’ouverture du mariage aux couples de personnes du même sexe, présidée par Jean-Pierre Sueur, 12 mars 2013. Disponible sur senat.fr
[7] Lacan J., « Note sur l’enfant », Autres Ecrits, Paris, Seuil, 2001, p.373.
[8] Laurent D., « Le désir d’enfant à l’heure de la science : incidences cliniques », Letterina, Bulletin de l’ACF Normandie, 63, juin 2014, p. 28.
[9] Laurent D., op. cit.
[10] Lacan J., « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres Ecrits, Paris, Seuil, 2001, p. 364.
[11] Lacan J, « Note sur l’enfant », op.cit.
[12] Laurent E., « Le Nom-du-Père entre réalisme et nominalisme », La Cause freudienne, 60, Paris, Navarin éditeur, 2005, p. 138.
[13] Miller J-A, Milner J-C, Voulez-vous être évalué ?, Paris, Grasset, 2004.
[14] Laurent E., op. cit, p. 132.
[15] Brousse M.H., « Un néologisme d’actualité : la parentalité », La Cause freudienne, 60, Paris, Navarin éditeur, 2005, p. 123.
[16] Lacan J, « Note sur l’enfant », op.cit.
[17] Miller J-A, « L’inconscient et le corps parlant », La Cause du désir, 88, 10/2014, pp. 109
[18] Miller J-A, « L'avenir de Mycoplasma laboratorium », Lettre Mensuelle, 04/2008, n°267. – p. 11-15